Capsule d’information 10 : L’ésotérisme et la science

Thérapies complémentaires, médecine douce, alternative etc. sont réunies dans ces capsules sous l’intitulé générique Pratiques Non Conventionnelles (PNC), expression que j’utiliserai désormais.

Dans les capsules précédentes, j’ai abordé le vocabulaire de l’ésotérisme, ses caractéristiques et ses pièges. Je vous invite à les lire avant d’aller plus loin.

Pour aborder l’ésotérisme et la science, je reprends la citation tirée de l’Encyclopédie universelle que nous avons déjà vue dans la partie consacrée au vocabulaire : “Qu’elle soit savante ou populaire, la tradition hermétique ne présente aucun système et fait tout reposer sur l’expérience”. Elle nous servira en fin d’article.

Caractéristiques du corpus ésotérique

Autant le dire d’entrée de jeu : les sources anciennes de l’ésotérisme sont confuses, incomplètes, parfois sous forme de récits, de dessins ou de représentations, ce qui laisse la porte ouverte à de multiples interprétations. Il y a la barrière de l’ancienneté, de l’accessibilité, de la langue et donc les problèmes de traduction.

Par exemple, les premières représentations considérées comme ésotériques se trouvent sous forme de fresques (grotte du Gabillou, France), de gravures (Os de l’Abri Blanchard, France) ou encore de sculptures (Vénus de Laussel). Quelles significations et fonctions leur accorder ? Œuvre sacrée, initiatique, utilitaire ou simplement décorative ?

Pour les sources écrites, Le Livre des Morts était écrit sur papyrus, en hiéroglyphes. Les Vedas et les Upanishad sont en sanskrit. Les Oracles chaldaïques sont incomplets. Enfin, certaines traditions sont orales, comme le druidisme par exemple. Donc des sources anciennes avec une table des matières, introduction, description, explication, conclusion, discussion, bibliographie et index vous oubliez.

Par ailleurs, un certain nombre d’erreurs et d’incohérences ont été relevées. Par exemple, Raymond Lulle a recopié des textes qu’il jugeait dignes de foi sans en contrôler la véracité (selon Marcellin Berthelot), on attribue à Nicolas Flamel des traités d’alchimie peut-être à tort (selon Didier Kahn), René Guénon est rarement sorti de sa chambre et se base sur des sources de deuxième main (selon Stéphane François), on doute de la véritable initiation d’Alexandra David-Néel (selon Jean Marquès-Rivière) on ne sait toujours pas qui est Fulcanelli (selon tout le monde), ni le comte de Saint-Germain (mais Richard, lui, il sait).

Donc lorsqu’un soi-disant initié vous parle de la tradition mazdéenne, ou essénienne, de Zoroastre, de Pythagore, de médecine symbolique etc. et qu’il conclut en vous disant “telle était la science des Anciens”, il y a de fortes chances que ses sources soient de seconde main, au mieux une traduction, donc sujette à interprétations sans fin. Vous avez probablement affaire à un égo se sentant la mission de faire profiter au plus grand nombre son savoir, travers que je présente dans les pièges de l’ésotérisme.

Deux exemples d’ouvrages occultes

Je vous propose un rapide aperçu de ce que l’on peut trouver dans le corpus ésotérique avec deux auteurs : Paracelse et Papus. Ce ne sont pas les meilleurs. Ils ont écrit des bêtises et même des horreurs. Je les ai choisis simplement car ils sont des figures bien connues de l’ésotérisme et que j’ai (presque) les sources de première main à disposition.

Paracelse

Né en 1493, Paracelse est très difficilement compréhensible puisqu’il écrivait en dialecte suisse allemand du XVIe siècle. Même les germanophones mangent leur crayon en voulant rééditer ses œuvres. Il s’oppose aux instances officielles, rejette leurs savoirs et dénigre l’académie.

Voici un extrait de La grande, vraye, et parfaicte chirurgie du tresdoct et tresçavant Prince de Philosophie et de Medecine Philippe Aureole Theophraste Paracelse, comprinse en deux livres. La médiathèque de Sion en possède un exemplaire à consulter sur place. Il s’agit donc d’une traduction :

Vous voulez faire un travail sur Paracelse ? Je vous souhaite bien du courage. Il faut comprendre avec lui que la seule philosophie occulte valable doit se baser sur les enseignements du Christ (Schwaeblé, p. 73).

Je ne poursuis pas plus sa présentation, il y aurait tant à dire. Je l’ai choisi surtout parce qu’il est cité comme référence pour la description de la Médecine Traditionnelle Européenne (MTE), pratique de naturopathie reconnue par un diplôme fédéral en Suisse (j’en parle ici).

Je dois dire que c’est plutôt surprenant de voir un auteur officiellement reconnu pour être obscur faire l’objet d’un diplôme officiel. C’est à mon sens une inconnue encore plus profonde que les Mystères d’Eleusis. Les autorités suisses doivent faire partie d’une société tellement secrète qu’aucune information figurant sur le site officiel ne permet d’y voir plus clair.

Papus

Papus est beaucoup plus accessible. Déjà, il écrit en français et il est plus récent. Né en 1865, de son vrai nom Gérard d’Encausse, il est médecin de formation. Il est aussi surnommé le “Balzac de l’occultisme”. Exclu en 1890 de la branche “Hermès” de la Société Théosophique, il installe en 1891 le Suprême conseil de l’Ordre martiniste, fondé comme une chevalerie chrétienne en 1887, dont il est le Grand Maître (vous vous souvenez, le mot d’ordre est : on se tape dessus et on fait cavalier seul, j’en parle ici). Camille Flammarion fera partie des premiers membres. Il crée également la revue L’Initiation, mise à l’index en 1891 (Chantin, p. 70).

Voici ce que l’on trouve dans son Traité élémentaire de science occulte :

Papus établit une différence entre science des anciens et science moderne : la première s’occupe du visible uniquement pour découvrir l’invisible qu’il représente. La seconde s’occupe du phénomène pour lui-même sans s’inquiéter de ses rapports métaphysiques. La science des anciens, c’est la science du caché. La science des modernes, c’est la science du visible. Enfin la science de l’antiquité est tantôt science cachée, science du caché et science qui cache ce qu’elle a découvert (p. 25).

On retrouve l’idée traditionnelle des trois principes inscrits dans l’être humain que sont le corps, l’âme et l’esprit : ce qui supporte, c’est le corps Physique ; ce qui anime et ce qui meut tout, formant les deux pôles d’un même principe, L’âme ; Enfin ce qui gouverne l’être tout entier, L’Esprit (p.360). Papus en donne l’illustration suivante :

“Un équipage se compose de trois Principes constitutifs : une voiture, un cheval, un cocher. La voiture passive et mue est l’image du corps physique, le cheval passif mais moteur est l’image du corps astral et le cocher actif et directeur est l’image de l’Esprit” (p.352).

C’est à la Renaissance qu’ont été injustement séparées les sciences. D’un côté les sciences exactes, positives : celles du visible et de l’autre les sciences occultes, rejetées : celles de l’invisible. Papus rejette l’idée que les sciences occultes sont des balbutiements des sciences exactes. La méthode analogique n’est ni la déduction, ni l’induction : c’est l’union de ces deux méthodes. Il dit aussi (p. 358) : “L’Ésotérisme recherche partout la synthèse et laisse l’étude des détails aux puissants efforts des sciences analytiques”.

Papus, comme de nombreux occultistes, ont une position ambiguë vis-à-vis de la science officielle. Par exemple, voici ce qu’il dit concernant l’institution académique (p. 434) : ”A l’origine, les Académies ont bien été créées pour aider au progrès ; mais, bien vite, elles sont tombées au rôle d’une société d’enregistrement des faits bien établis”.

Alors que quelques pages plus loin (p. 436), il reconnaît tout de même la méthode scientifique pour son élaboration de faits toujours vrais dans les mêmes conditions physiques. Simplement que les faits psychiques sont quant à eux dépendants de la situation. Il considère (p. 446) que les sciences contemporaines et les sciences occultes ne sont que deux faces d’une même pièce et que le risque, avec le rejet du matérialisme, est une réaction vers le mysticisme (P. 450).

Enfin, la pratique de la science occulte, qui vise l’illumination, rassemble les êtres humains. Il dit en page 522 : “Or, que cet illuminé soit un brahmine (sic) de l’Inde, un moine de France ou un marabout d’Afrique, les facultés mises en jeu sont les mêmes et tous se reconnaissent comme frères en Dieu par l’humilité vraie et la charité”.

Que retenir de ces ouvrages ?

Avec Papus, nous sommes tous “frères en Dieu”. L’influence du christianisme chez lui et d’autres comme Paracelse ou le prêtre défroqué mais fervent catholique Eliphas Lévi me semble d’une importance capitale. Elle a façonné l’ésotérisme occidental.

Il serait d’ailleurs intéressant de réfléchir sur la différence entre l’acceptation des PNC dans les pays à majorité catholique comparée aux pays à majorité protestante. J’ai l’impression qu’on pourrait réduire la situation à une opposition – caricaturale – entre le catholique conservateur qui rejette ces pratiques et le protestant progressiste qui les intègre dans le système de soins.

L’influence du christianisme provoque une ambiguïté chez ces auteurs : Celui qui n’est pas frère en Dieu, est-il un être humain ? On l’espère chez Papus. Pour Paracelse, la réponse est non. En effet, il estimait que les Américains n’étaient pas des hommes, ceci en raison qu’ils n’étaient point baptisés. C’est la condition sine qua non de la définition d’Homme : être baptisé ou non (Toth, p.18). Les femmes n’en parlons pas, ils les avaient en horreur.

C’est la grande scission qui parcourt et déchire l’ésotérisme : d’un côté un courant conservateur qui ne peut accepter que l’être humain descende du singe et de l’autre un courant évolutionniste qui va intégrer cette parenté dans son discours. De mon point de vue, je ne vois pas de contradiction entre accepter la théorie de l’évolution tout en supposant une unité transcendante mais ça n’engage que moi.

Cette ambivalence est habituelle dans l’ésotérisme. Ils passent leur temps à réunir les contraires en clamant que nous provenons tous d’une même Unité et en même temps il existe tout de même des “autres” qui ne sont pas dignes d’appartenir à ce grand Tout. Comme le disait Coluche, “Les hommes naissent libres et égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres”.

L’ambivalence peut évoluer vers les extrêmes, lorsque l’idéologie prend le pas sur les réflexions. Des questionnements on passe aux affirmations et aux accusations.

Alterscience

Une notion chasse toute ambiguïté. C’est celle d’alterscience, proposée par Alexandre Moatti. Avec elle au moins, les choses sont claires. Il s’agit de “diverses constructions théoriques remettant en cause de manière radicale des résultats importants de la science ou utilisant des arguments scientifiques à des fins idéologiques, religieuses ou personnelles. Cette définition est augmentée de trois critères essentiels : une opposition radicale à la science contemporaine, une construction théorique importante servant à corroborer leurs théories et un discours extrêmement virulent”. (in Karbovnik, p. 137)

De plus, Moatti relève une ambivalence que j’ai également observée dans le domaine des PNC et qui provient de ce mouvement : si les chercheurs alter scientifiques dénoncent la science, paradoxalement ils en recherchent aussi la reconnaissance. On dirait un va-et-vient incessant de “je t’aime moi non plus” et c’est très agaçant.

C’est ainsi que l’ésotérisme, d’abord vision du monde, peut devenir acte militant. C’est ce qu’a observé George Weisz dans le holisme médical : on y trouve le pôle pragmatique, se percevant comme fonctionnant au sein du courant médical dominant et le pôle doctrinaire ou idéologique, qui rejette explicitement les valeurs médicales dominantes au nom d’une perspective holistique totale et entendent révolutionner la médecine” (in Bernard, p. 58).

Remarquez, la même posture s’observe dans le matérialisme, avec un pôle idéologique qui rejette tout discours spiritualiste et un pôle pragmatique, qui va intégrer les hypothèses sur des questions philosophiques ou spirituelles. De même que l’alterscience, le pôle idéologique du matérialisme tombe dans les mêmes écueils avec le scientisme.

Scientisme

L’historien spécialiste de l’ésotérisme Wouter Hanegraaff explique la raison pour laquelle l’ésotérisme n’a pas sa place dans les débats scientifiques actuels :

“En raison de son incompatibilité avec la causalité instrumentale, le rationalisme et le nominalisme à la base des conceptions scientifiques et philosophiques modernes, le thème des correspondances est devenu un exemple typique de “savoir rejeté”, rarement pris au sérieux par d’autres que les ésotéristes” (in Bernard, p.316).

Il en va ainsi de l’ésotérisme : l’existence de l’esprit n’est même pas prouvée, ce n’est pas scientifique, en plus il y a des risques et des dérives donc on met tout ce qui s’y rapporte au bûcher et on passe au sujet suivant. Être historien c’est bien, mais de l’ésotérisme ça craint.

Certains représentants autoproclamés de l’esprit critique excellent dans cette manière de jeter le bébé avec l’eau du bain et tous les moyens sont bons pour y parvenir. Mieux : ils sont exactement les mêmes que les tenants des PNC : Appel à l’autorité, recours aux témoignages (accablants pour les sceptiques, inspirant pour les tenants) ou encore cherry-picking, c’est-à-dire choisir les arguments qui vont dans son sens sans mentionner les arguments divergents.

Le plus surprenant, c’est que les deux camps font preuve de beaucoup d’imagination : pour les représentants de l’alterscience, il y a les “élites cachées” qui gouvernent en secret. Pour les représentants de l’esprit critique, les “lobbies sectaires” font de l’entrisme au sein du gouvernement, des écoles, des entreprises etc.

Chacun suppose que l’ennemi cache ses intentions réelles. Il est fourbe par nature et avance toujours masqué. Il faut donc le désigner et le nommer pour pouvoir agir. Il ne s’agit donc pas de faire de l’esprit critique mais du militantisme où un ennemi désigné [choisissez : le gouvernement, big pharma, les scientifiques, les naturopathes, les guérisseurs, les prêtres…] est à abattre coûte que coûte.

Dans le fond, les mécanismes de raisonnement sont les mêmes, seule la forme change. Un dysfonctionnement est révélé ? C’est toute la profession qui tombe. Big pharma a minimisé les risques d’un médicament ? Plusieurs fois même ? L’industrie pharmaceutique c’est le Mal absolu. Un thérapeute promet de guérir votre cancer naturellement ? Il n’est pas le seul ? La naturopathie c’est le Mal absolu. Vous voyez, on dirait que le Mal est partout mais rassurez-vous : il est toujours dans le camp opposé, ouf !

Changer de camp est possible mais en général c’est pour tomber dans les travers du camp opposé : on peut claquer la porte du matérialisme pour s’évader dans le spiritualisme ou on peut se délivrer de l’ésotérisme pour s’enfermer dans le scientisme.

Pardon pour ce petit détour. Un peu de nuance et d’analyse ne ferait pas de mal mais ce n’est pas l’objectif du militant. Il faut dénoncer, révéler, accuser etc. L’attitude des uns et des autres sabotent le début d’un commencement d’une discussion sereine. Comme le dit Jean-Pierre Laurant, l’ésotérisme n’est pas une autre science mais un autre regard sur les systèmes et corpus scientifiques préexistants (in Rousse-Lacordaire, p. 313). Cet autre regard, les militants sont incapables de le présenter.

Une question de philosophie

Nous avons vu que l’hermétisme est le fruit d’une révélation. En parcourant les différents courants ésotériques, j’ai remarqué qu’ils supposent (tous ?) qu’un seul principe est à l’origine de toutes choses. Je suis d’ailleurs surpris que Riffard et Faivre n’aient pas inclus ce critère dans les caractéristiques de l’ésotérisme que j’ai présenté dans la deuxième capsule. Il peut se nommer YHWH, Dieu, Allah, le premier moteur immobile ou encore le Grand Architecte de l’Univers, pour reprendre l’expression chère à la franc-maçonnerie.

Sans ce présupposé, tout l’édifice s’effondre. Sans le Fluide universel, pas de magnétisme. Sans la Dynamis, pas d’homéopathie. Sans Dieu, Paracelse ne fait rien. Remarquez, il en va de même chez René Descartes, pour qui Dieu est le garant de la vérité des sciences. Donc la prochaine fois que quelqu’un vous dit “tu sais je suis très cartésien”, dites-lui : “ok, grâce à Dieu”.

Pire, Descartes est dit “dualiste” dans le sens où il suppose l’existence de deux substances distinctes : la matière (substance étendue) et l’esprit (substance pensante). Être dualiste de nos jours, ça passe mal : ça permet de justifier l’action de l’esprit sur la matière, la vie après la mort, le contact avec les défunts… Ouvrez la discussion sur ces sujets et vous aurez un aller simple au bûcher. Enfin, ça dépend de votre auditoire. Vous serez de toute façon mis sur un piédestal, le feu est en option.

Aujourd’hui le cadre de pensée (paradigme) principal en science est appelé monisme matérialiste (on parle aussi de physicalisme). Une seule substance, la matière, est à l’origine de tout. C’est la théorie du Big-Bang. Mais il ne faut pas oublier le monisme qui considère que l’origine de tout, c’est Dieu : voyez le philosophe Baruch Spinoza. C’est le monisme idéaliste ou spiritualiste. Il est possible de réunir tout ce beau monde dans ces petites cases :

Dualism-vs-Monism.pngIllusration de Dustin Dewynne

Et encore, dans ce schéma, on pourrait également établir une distinction, au sein du dualisme, entre le dualisme interactionniste (âme séparée du corps) et l’hylémorphisme (âme liée au corps).

Donc dualiste, moniste ne sont que deux grandes catégories parmi plusieurs où chaque camp va passer son temps à dénigrer l’autre. Ce sont des débats d’ordre épistémologiques, un domaine de la philosophie qui se demande comment se construit le savoir (du grec epistḗmē, théorie de la connaissance).

Le paradigme dominant en épistémologie est le courant de philosophie analytique, porté notamment par Michael Esfeld (2005). Cette philosophie postule que les états mentaux (émotions, sensations, perceptions, désirs…) sont dépendants des états physiques (les lois de la matière). Autrement dit, la pensée ne peut être produite sans cerveau. Ainsi, la physique est la science fondamentale. D’elle dépend tous les autres savoirs (chimie, biologie, psychologie).

Il faut bien l’avouer, les sciences basées sur le physicalisme sont parvenues à un tel degré de connaissance que c’en est presque merveilleux. Elles nous ont permis de nous libérer des nombreuses contraintes matérielles et de nous faciliter grandement la vie. Normal qu’elles soient plus représentées au quotidien : elles sont le reflet de notre vie matérielle.

C’est le passage d’un paradigme à un autre (conversion) qui provoque des étincelles, d’autant que le progrès scientifique ne se fait pas selon une évolution logique. Le facteur humain, encore lui, est important, comme nous l’explique Thomas Kuhn :

“Cette conversion n’intervient pas à la suite de preuves, mais obéit à des dynamiques personnelles liées aux personnalités, aux biographies et aux activités de recherches respectives” (in Karbovnik, p. 130).

Karbovnik propose l’idée de “rationalités spécifiques” pour caractériser ces différents paradigmes afin d’éviter de les réduire à des croyances irrationnelles (p.15).

En effet, la tentation est grande de considérer que l’évolution de la pensée passe par un stade magique, puis religieux pour arriver au stade ultime : la science, comme l’avait fait l’anthropologue Edward Tylor et le courant évolutionniste. Graduer ainsi la pensée est une vision normative, réductrice et paternaliste qui croit pouvoir dire à l’autre comment “penser juste”.

Le risque est d’arriver à un gommage culturel en clouant au pilori des pratiques populaires et traditionnelles sous prétexte qu’elles ne correspondent pas aux standards scientifiques. Cette attitude est aussi dangereuse que l’alterscience qui va s’attaquer à tous les scientifiques matérialistes car soi-disant complices du Mal. D’ailleurs, dans notre parcours de vie, il est amusant de constater l’énergie que l’on prend à sortir de l’enfance pour atteindre “l’âge de raison” puis l’énergie dépensée pour retrouver son “âme d’enfant”.

A mon avis, on n’est toujours pas sorti de cette opposition entre matière et esprit, opposition représentée par le matérialiste Aristote et l’idéaliste Platon, marchant côte à côte en présence d’autres éminents philosophes dans cette magnifique fresque du peintre Raphaël :

"The School of Athens" by Raffaello Sanzio da Urbino.jpg

Cette peinture est magnifique. Elle montre la possibilité de réunir dans une même salle des philosophes de différents courants pour échanger leurs idées. D’accord, je l’avoue, c’est une vision idéaliste de la Renaissance car l’histoire ne dit pas si leur réunion ne s’est pas terminée en vaste pugilat.

Sciences de la nature et sciences de l’esprit

Afin d’y voir un peu plus clair et comprendre qui fait quoi parmi tous ces braves gens, le théologien et philosophe des sciences Wilhem Dilthey a proposé de distinguer les sciences de l’esprit des sciences de la nature. Leur objet et leur méthode sont différents.

Pour les sciences de la nature, le sujet est séparé de l’objet qu’il étudie. C’est la physique, les mathématiques, l’astronomie… Leur tâche est d’expliquer.

Pour les sciences de l’esprit, le sujet n’est pas séparé de l’objet : il s’observe lui-même en tant qu’observateur de son objet d’étude. C’est la sociologie, la philosophie, l’anthropologie, l’histoire. La psychologie étant à cheval entre les deux (mais vous trouverez toujours des gens pour classer le dossier en affirmant que la psychologie se range définitivement parmi les sciences de [votre choix]). Leur tâche est de décrire et d’interpréter avec la méthode appelée “herméneutique”, de la même racine que l’hermétisme.

Comme nous l’avons vu dans la capsule consacrée aux signes de l’ésotérisme, l’herméneutique est mise sur le podium des sciences occultes par Riffard. En voici les raisons :

“Pour les ésotéristes, les savants – théologiens, philosophes, scientifiques – font croire qu’il y a une réalité, la réalité. Or cette réalité n’est que leur réalité, même n’est qu’une attitude parmi d’autres. À l’encontre de ces visions du monde, l’ésotériste veut opposer le domaine infini de la liberté, de l’interprétation, de l’esprit. Et, pour lui, tout est interprétation. Il n’y a pas de fait, il n’y a pas de chose, seulement des événements déjà interprétés ou à interpréter” (p. 358).

Dans le domaine de l’accompagnement à la personne (conseil, soutien psychologique, psychothérapie), l’herméneutique vise à construire avec le patient le sens à donner aux événements et les relier à son histoire de vie pour ensuite construire de nouvelles perspectives.

Le défi actuel consiste à discuter de la réelle séparation du sujet et de son objet d’étude. En effet, l’acte de connaissance s’effectue toujours dans un cadre conceptuel donné. La séparation entre le sujet et l’objet est donc relative.

D’une certaine manière, le chercheur est lié à son objet de recherche, par le fait qu’il agit avec tel instrument d’observation, dans tel contexte historique et culturel. Son hypothèse, la manière de la formuler et les moyens utilisés pour la confirmer vont orienter son résultat.

Pensée logique et pensée analogique

Revenons à l’ésotérisme. On se retrouve à l’heure actuelle avec deux blocs qui se font face :

D’un côté, la pensée logique
Il s’agit de mesurer, sérier, compter, accumuler, diviser, séparer, analyser. Ses observations sont objectives, quantitatives et sa méthode est dite empirique (empirique signifie “par l’expérience”) : elle va effectuer de multiples expériences afin d’obtenir, dans les mêmes conditions, les mêmes résultats puis de varier certains paramètres et observer les différences.

Les méthodes quantitatives sont une sorte de photo à un instant donné. Elles permettent d’obtenir des données utiles à l’organisation et la planification de nos sociétés nous permettant, par exemple, de soigner un grand nombre de malades. Par contre, elles négligent les particularités individuelles. De même, l’événement unique ou imprévisible ne peut être appréhendé par ces méthodes. La solution de facilité est de les rejeter purement et simplement, comme le fait l’alterscience, mais ce serait cracher dans la soupe.

En effet, si vous pouvez lire ce texte, alors il est fort à parier que s’il devait y avoir une urgence médicale, dans les trente minutes une ambulance est sur place et les premiers soins sont donnés. C’est grâce à l’approche quantitative en santé : elle est nécessaire pour répondre rapidement à la masse de demandes. Je reprends cet aspect dans la capsule consacrée à l’ésotérisme dans les soins sur cette différence entre quantitatif et qualitatif, dans ses conséquences pratiques.

De l’autre, la pensée analogique
Il s’agit de synthétiser, de comprendre, de réunir, d’illustrer, d’imager, de donner du sens. Ses observations sont subjectives et qualitatives. Elle utilise également la méthode empirique mais ici, c’est l’expérimentation par soi-même qui prime. C’est une posture adoptée par Paracelse notamment, d’ailleurs considéré comme le père de la médecine dite empirique :

“Son savoir provenait de ces vieilles femmes, demi-sorcières, qu’il rencontrait sur son chemin ; des pratiques populaires ; des recettes traditionnelles ; des moyens employés par les barbiers de village ; des méthodes de laboratoires dont se servaient les mineurs, les fondeurs d’or et d’argent. Il était réellement un chyrurgus, un homme de la pratique, du métier ; non de l’étude” (Koyré, p. 50).

Dans le même ordre d’idée, Carl Gustav Jung conseille aux psychothérapeutes d’oublier les livres et théories afin d’être pleinement en présence du patient (Jung, pp. 157-158).

Comment alors articuler ces deux modes de pensée ? Si certains représentants de l’ésotérisme veulent coller aux données objectives et quantitatives c’est leur droit, mais à mon avis ils pataugent dans cette opposition matière – esprit. C’est là où le domaine de l’anthropologie peut apporter des clarifications.

Sortir de l’opposition matière-esprit

Plus précisément, c’est le domaine de l’anthropologie religieuse qui, à mon sens, permet de démarrer une réflexion sur ce débat sans fin autour de la matière et de l’esprit.

Comme je l’ai déjà mentionné, le défi actuel consiste à discuter de la réelle séparation du sujet et de son objet d’étude. L’idée est de rouvrir les discussions philosophiques autour de la nature de la réalité et du psychisme humain.

Parmi les différents courants de pensée qui se sont attaqués à cette question (vous trouverez le structuralisme, le fonctionnalisme, le cognitivisme), l’approche constructiviste, portée notamment par l’historienne des religions Silvia Mancini, apporte une hypothèse intéressante : elle postule l’existence d’un troisième mode de réalité – une façon d’être au monde – à l’interface entre le biologique et le psychique :

“Il s’agit de poser l’existence de ce qu’on pourrait appeler un nature plastique et dynamique des confins entre le psychisme, le physiologique-somatique et le socio-culturel” (Mancini, p. 8).

Une certaine perméabilité entre soi et le monde : la même idée se retrouve dans les termes ésotérisme et hermétisme. Toutes les réflexions que j’ai présentées le long des précédentes capsules tournent autour de comment s’articule cette interaction entre matière et esprit. Le constructivisme s’inspire d’ailleurs de l’idéalisme romantique, de la phénoménologie, de l’herméneutique et de l’existentialisme. Des philosophies qui “réaffirment la primauté de l’expérience sur la connaissance intellectuelle” (Mancini, p.20).

Cet angle d’approche permet d’aborder des phénomènes tels que la magie ou la religion non pas comme des institutions comme le ferait le structuralisme ou des formes de pensée comme le ferait le cognitivisme mais comme des pratiques avant tout. Orthopratiques est le terme exact (Mancini, p. 18), car elles s’inscrivent et s’expriment différemment selon le contexte social, culturel et historique donné. Magie et Religion, qui sont des concepts occidentaux, sont donc étudiés en tant que “pratiques magico-religieuses”, se réalisant dans les rituels. L’accent est mis ici sur l’action, l’agir, la praxis et non l’analyse.

Ainsi, les modes biologiques, psychiques et mythico-rituels sont compris comme “autant de “mondes” soumis à un processus de co-genèse et de co-évolution, sans qu’il soit possible de poser la primauté de l’un par rapport aux deux autres” (Mancini, p. 10).

Une caractéristique essentielle du dispositif rituel est de provoquer des états modifiés de conscience. On connaît les états de conscience communs que sont la veille et le sommeil. La rêverie, la concentration sont déjà des états de conscience modifiés. Avec le rituel on va passer à un niveau supérieur par la recherche d’états de conscience dissociés, provoqués par des “technologies de l’esprit” (selon l’expression de Christine Bergé) telles que : possession rituelle, exorcisme, ascétisme en contexte mystiques ou initiatiques, transe chamanique, pratiques de méditation, exercices spirituels, hypnose, auto-hypnose (Mancini, p. 22).

L’hypothèse soulevée est que le dispositif mis en place lors des rituels et les états modifiés de conscience associés permettent d’avoir une empreinte sur la réalité :

“Le domaine que nous qualifions de “magico-religieux” apparaîtrait alors comme celui dans lequel le dispositif mythico rituel, qui promeut et module différents registres psychiques, prend en charge des situations critiques ou des dysfonctionnements de diverses natures (sociaux, psychiques ou organiques) et permet de les résoudre” (Mancini, p. 23).

Le but visé est la transformation de soi. Dans un sens, c’est le but de toute personne ayant à consulter un professionnel de santé. Quelque chose ne va pas : il faut que ça change. La médecine excelle dans la partie biologique, un peu moins dans la partie psychique. Quant aux liens entre les deux, c’est encore un peu la jungle.

Nous rejoignons ici la question de la transcendance : ces multiples technologies de l’esprit expérimentées par les peuples durant des milliers d’années nous permettent-elles de percevoir ce plan de réalité qui traverse nos sens communs et dont nous n’avons pas conscience la plupart du temps ?

Les plus sceptiques me diront que ce plan de réalité n’est que spéculation. C’est vrai, avec la pensée logique c’est peine perdue et on est simplement dans la case “monisme neutre” du schéma présenté plus haut. Accordons plus de place à la pensée analogique, celle que nous utilisons tous au quotidien en dehors des laboratoires et des diagnostics médicaux pour y voir plus clair.

Quelque part, l’ésotérisme ne cherche pas de preuves objectives. Je reprends la citation citée en début d’article : “tout repose sur l’expérience”. La preuve, c’est vous et votre ressenti.

Conclusion

Je suis peut-être dualiste, peut-être moniste spiritualiste, sûrement idéaliste et matérialiste par obligation. Je n’en sais rien moi-même car je n’ai toujours pas obtenu de réponse à la question “Qu’est-ce qu’il y avait avant le Big-Bang ?”

Au final, la question reste ouverte : de la matière naît l’esprit ou de l’esprit naît la matière ? Les liens corps-esprit, problématique appelée “mind-body problem” en philosophie (d’où j’ai trouvé le schéma mis plus haut) est la question centrale sur laquelle devraient se situer les réflexions.

Le champ de recherche ouvert par les états modifiés de consciences et l’apport des approches psycho-corporelles (ce sont elles qui se rapprochent le plus du dispositif mythico-rituel) sont la clé de voûte permettant de mieux comprendre le psychisme et l’ésotérisme est un excellent point de départ pour amorcer une réflexion interdisciplinaire. Il s’agit d’articuler les connaissances acquises des sciences de l’esprit avec les sciences de la nature et la psychologie se situe au carrefour de ces deux domaines.

Malheureusement, le contexte social fait qu’elle n’a pas trop le temps de s’occuper de ces sujets-là : il y a un rapport à rendre. Nous le verrons dans la prochaine capsule.

Merci à Renaud Evrard pour sa relecture attentive.

Références

Bernard, Léo (2021) Hippocrate initié : Courants ésotériques et holisme médical en France durant l’entre-deux-guerres. Thèse de doctorat de l’Université PSL, École doctorale de l’École Pratique des Hautes Études.

Berthelot, Marcellin (1893) La Chimie au Moyen-Age. Paris : Imprimerie Nationale.

Chantin Jean-Pierre (2004) : Nizier Philippe, guérisseur lyonnais ou l’histoire d’un mythe, Politica Hermetica, Lausanne : Ed. L’âge d’homme.

Esfeld, Michaël (2005) La philosophie de l’esprit. De la relation entre l’esprit et la nature, Paris, Armand Colin.

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